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De Héros à facilitateur

Par Pascale Morneau

01/10/2018

Heros_a_Facilitateur

Au début de ma carrière comme designer, je me voyais comme un héros. Un héros créatif qui trouverait la solution à tous les problèmes de design. Il me suffisait de m’enfermer dans mon bureau et de trimer pour trouver la solution parfaite et ainsi impressionner mes collègues. J’avais ce talent pour trouver l’idée originale et simple à la fois. 

Toutefois, avec l’expérience, les projets se complexifient. Il ne s’agit plus de trouver une solution à un problème, mais de trouver une série de solutions à une série de problèmes. Surtout, ces problèmes sont le quotidien de personnes: les utilisateurs. Ces utilisateurs ont différents profils, objectifs, contextes, comportements et attentes.

La complexité vient également des contraintes et objectifs des organisations et des technologies en jeu. Et de la relation avec les autres produits et services. Et ainsi de suite. La complexité est omniprésente.

Ce n’est donc plus l’affaire d’un seul designer de résoudre ces problématiques. Ni celle de deux ou trois designers, ou même, d’une équipe multidisciplinaire. La réussite de tels projets est plutôt l’affaire d’équipes interdisciplinaires et transversales, dans lesquelles les membres viennent de partout dans l’organisation, et souvent même, de plusieurs organisations. 

Le processus de design est tout aussi raffiné et complexe que les problématiques qu’il sert à résoudre. Il doit être réfléchi et mis en oeuvre avec un soin particulier. Le rôle du designer passe donc de héros à facilitateur. Il devient un vecteur, un rassembleur, un médiateur.

If service design is a truly co-creative activity, then facilitation must be the key tool of any practitioner.” – Marc Stickdorn, Markus Hormess, Adam Lawrence et Jakob Schneider

In today’s social context, the role of designers has been shifting gradually with design evolution. Along with the proposition of design thinking, service design and transformation design, designers work more with people than merely for people. And that makes designers play the role of facilitators more in the design processes to promote co-design with various stakeholders for solutions and strategies of complex issues. – Churan Yin

En tant que designer, sur quoi doit-on miser pour devenir un facilitateur du processus de co-création? Je partage aujourd’hui les principales voies à prendre pour devenir facilitateur, à mon avis. Cet article n’est pas le guide complet du parfait facilitateur, mais ses dix aspects peuvent servir de baromètre pour devenir facilitateur.

 

Apprenez à co-créer

Co-Creation

Trois approches auxquelles j’adhère mettent la co-création au coeur de leurs fondements: le Design Thinking, le Service Design et le Lean UX. La co-création consiste à concevoir un produit ou un service conjointement avec les utilisateurs et une équipe transversale, mêlant ainsi les professionnels du digital avec d’autres industries, dans le but de créer de la valeur. Cela permet notamment à tout un chacun de partager son point de vue beaucoup plus tôt dans le processus.

“Co-creation is not a customer advisory board on steroids or a clever sales and marketing tactic. It’s about jointly creating value, for the vendor as well as customers.” – Christine Crandell

La co-création est pour moi la meilleure façon de concevoir des produits et services durables qui résoudront les vrais problèmes et qui évolueront élégamment. Non seulement ces solutions seront teintées des interventions des gens qu’elles concernent, mais elles seront mieux comprises et mieux maintenues dans le futur par les équipes qui en sont responsables.

 Mais la co-création demande plus de la part du facilitateur… 

 

Semez la collaboration positive autour de vous

Collaboration_Positive

“As you navigate through the rest of your life, be open to collaboration. Other people and other people’s ideas are often better than your own. Find a group of people who challenge and inspire you, spend a lot of time with them, and it will change your life.” – Amy Poehler

Sans une collaboration positive, la co-création devient superficielle, voire même impossible. Une collaboration positive, dans le contexte que je tente de mettre en place, signifie qu’une dynamique de groupe est suffisamment bonne pour permettre aux gens de discuter ouvertement et de partager leurs réflexions et leurs idées. Le groupe s’est créé un environnement assez sécuritaire pour partager. 

À l’opposé, une collaboration négative signifie pour nous que les résultats du processus sont achevés au détriment du confort de l’une ou de plusieurs personnes. La compétition nocive, la manipulation ou l’utilisation de pouvoirs hiérarchiques peuvent envenimer la collaboration. La collaboration représente plusieurs dangers. Nilofer Merchant explique le danger de partager (trop) l’information: 

“For collaboration to work, information is rarely left in any silo but is shared and often combined in unexpected ways to reframe problems. For some people, this can mean information overload. For others, who withhold information in order to retain power, the free flow of information is threatening.”

Bien collaborer avec toutes les personnes impliquées dans un projet est parfois compliqué. Chaque projet possède un contexte unique et chaque personne à ses propres objectifs, mais l’approche du facilitateur joue un grand rôle pour favoriser une collaboration positive. Son attitude neutre et ouverte, et la médiation qu’il fera pour rendre le lieu sécuritaire feront une grande différence. Découvrez, par exemple, le pouvoir du “Yes, and…”: 

““Yes, and… thinking is a rule-of-thumb in improvisational comedy that suggests that a participant should accept what another participant has stated (yes) and then expand on that line of thinking (and). It is also used in business and other organizations as a principle that improves the effectiveness of the brainstorming process, fosters effective communication, and encourages the free sharing of ideas.” – Wikipedia 

 

Cessez de vous comporter en héros

Anti-heros_

Pour collaborer positivement, il faut partager. Les gens ayant une attitude de héros ou de star minent cette atmosphère de partage et le sentiment de sécurité nécessaires à la co-création. Jeff Gothelf et Josh Seiden incluent ce concept d’anti-héros parmi les 15 principes guidant le Lean UX, ils expliquent pourquoi:

“Rockstars don’t share – neither their ideas nor the spotlight. Team cohesion breaks down when you add individuals with large egos who are determined to stand out and be stars. When collaboration breaks down, you lose the environment you need to create the shared understanding that allows you [to avoid repetition] to move forward effectively.”

Cette citation m’amène d’ailleurs à mon prochain point, la création d’une connaissance commune.

 

Créez une connaissance commune

Connaissance_Commune_ 

Dans un projet, la collaboration et la co-création permettent de briser les silos et de créer une connaissance commune de la problématique, des utilisateurs, des besoins, etc. Au fur et à mesure que le travail évolue, cette connaissance commune se transforme en compréhension commune, puis en vision commune, et ultimement, l’équipe en arrive à créer une valeur commune. 

Le design n’est pas plus une science qu’il est un art. Il n’y a pas de formule mathématique pour résoudre un problème, mais une myriade de possibilités imparfaites pour des humains imparfaits. En design, un plus un ne fait pas toujours deux. Tout dépend du point de vue où l’on se place. 

Il faut donc que l’équipe fasse une série de choix, dans le but d’aller dans une direction, et qu’elle garde les traces de ces décisions. Elle doit tester ses idées avec les principaux intéressés et se remettre en question chaque fois que cela est nécessaire. C’est le travail du facilitateur de guider le groupe dans ce cheminement et la connaissance commune est un puissant outil.

 

Adoptez une approche holistique des problèmes

Holistique

“Make sure you solve the right problem before solving the problem right: Always challenge your initial assumptions. This is what sets design approaches apart: rather than jumping right in – which also often leads to obvious solutions – you first take a step back. You make sure you identify and understand the right problem before you move on to solutions.” – Marc Stickdorn, Markus Hormess, Adam Lawrence et Jakob Schneider

Dans cette citation, les auteurs de This is Service Design Doing insistent sur l’importance de comprendre le vrai problème. Pour y arriver, le facilitateur devrait adopter une approche holistique face à la situation et s’intéresser aux effets collatéraux de son projet. Il y découvrira peut-être la nature du vrai problème.

En effet, quand on travaille avec une équipe transversale, on est amené à prendre conscience de toute la portée de notre projet et de toutes ses ramifications. Un site Web, par exemple, n’est rarement seulement qu’un site Web. C’est une solution aux besoins de personnes qui sont en lien avec d’autres personnes qui ont d’autres besoins.

C’est essentiel pour le facilitateur de s’intéresser à ces ramifications tout en restant conscient de la portée de l’intervention pour ne pas trop s’éloigner du sujet. 

 

Préférez l’itération à un produit à l’apparence parfaite

Iteration_

“It has long been recognized that user interfaces should be designed iteratively in almost all cases because it is virtually impossible to design a user interface that has no usability problems from the start.” – Jakob Nielsen

Itérer signifie que l’on avance dans le travail à l’aide de plusieurs cycles. Par exemple, au lieu de tenter de faire un premier prototype « parfait », on va se contenter d’un prototype basse fidélité qui n’a ni une apparence soignée ni le fin détail de l’expérience. Itérer nous permet de tester nos hypothèses, nos idées, l’utilisabilité, le design et à peu près n’importe quel facteur. N’importe quel artefact peut – et devrait – subir les itérations: personas, UX maps, service blueprints, parcours usagers, etc. 

Itérer de façon efficiente est un art qui s’acquiert avec beaucoup de pratique. Même les designers d’expérience ont parfois du mal à dévoiler un prototype basse fidélité à des collègues ou à des utilisateurs. Un grand nombre d’agences ou de corporations n’acceptent pas que des prototypes soient présentés à leurs clients. Cependant, c’est absolument nécessaire pour performer dans le processus de design et en tirer le maximum.

L’itération se fait dans toutes les phases du processus de design. Le facilitateur doit veiller à planifier les itérations et à les calibrer. Il veillera à la définition de la durée de l’itération, de ses objectifs, des méthodes employées, etc. Il doit également rester flexible pour s’ajuster aux découvertes faites pendant une itération. 

Le facilitateur doit également s’assurer de faire comprendre à l’équipe que ce processus d’itération est continu. Il faut donc accepter que les résultats des premières itérations sur un produit ou un service – ou même que sa première génération – soient incomplets. La valeur amenée par la co-création et l’itération est plus grande que celle amenée par un premier produit à l’apparence polie.

 

Intégrez UX et développement Agile

UX_et_Agile

Pour pouvoir collaborer et co-créer avec des équipes de développement, il faut que nos méthodologies de travail soient compatibles. Il faut donc pouvoir intégrer UX à l’Agile (et vice-versa). Cela comporte des défis:

“[In Agile] The work is done in “sprints” — commonly 2-week periods when the team focuses on certain features, and then moves on. As a result, designers are under enormous pressure to create, test, refine, and deliver their output unrealistically fast, and with little of the context and big-picture thinking that suits consistent, user-centered designs.” – Page Laubheimer

Il faut ainsi trouver une façon d’aligner nos méthodologies. Mais avant tout, ce sont les philosophies de travail qui doivent s’aligner. Si l’équipe de développement n’adhère pas à une approche centrée sur les utilisateurs, les chances de réussites pour intégrer UX et Agile sont faibles, car l’équipe de développement devra s’impliquer dans le processus de design. De mon expérience, forcer une équipe de développement – ou qui que ce soit – n’est jamais une bonne idée. C’est le travail du facilitateur, en collaboration avec le management, de sensibiliser les équipes à l’approche et de les y faire adhérer.

Ensuite, si la méthode Agile appliquée est assez flexible, l’UX et l’Agile devraient pouvoir se marier. Par exemple, certaines méthodes de UX peuvent s’intégrer aux « sprints », autant pendant les « kick off » et les « stand up » que dans le travail au quotidien. La priorisation, l’idéation, le prototypage, la recherche et les tests devraient être faits en collaboration avec l’équipe de développement. Encore une fois, le facilitateur doit voir à cette intégration. Le Lean UX offre de bonnes solutions pour l’intégration de l’UX et de l’Agile.

 

Facilitez la collaboration et la communication grâce aux méthodes de design

Methodes

“A design process is a designed experience.” – Jared Spool

Le designer doit apprendre à tirer le maximum des méthodes de UX et de Design Thinking pour faciliter le processus. Les ateliers sont l’exemple par excellence d’utilisation des méthodes en Design Thinking pour faciliter la collaboration.

La communication autour d’un projet, de ses livrables et des prototypes demande aussi l’emploi de stratégies de design. Des concepts et des résultats de recherche bien communiqués peuvent faire augmenter l’adhésion au projet et même, l’empathie des gens pour les utilisateurs.

“We create objects like maps, diagrams, prototypes, and lists to share what we understand and perceive. Objects allow us to compare our mental models with each other.” – Abby Covert

Le designer ne doit pas hésiter à utiliser les méthodes de design pour faciliter le processus, que ce soit en rencontre, en atelier ou dans les documents présentés.

 

Soyez empathique… et altruiste

Altruiste

L’empathie en UX est sur toutes les lèvres. On dit partout que c’est la qualité nécessaire pour un bon designer UX. Je pense que l’importance de l’empathie est surestimée. L’altruisme est autant sinon plus important. Le professionnel qui a de la compassion pour ses utilisateurs et ses collègues et qui désire réellement les aider est motivé positivement et déterminé.  

En plus de faire son travail pour les bonnes raisons, l’altruiste est plus neutre. Quand on se place dans une position d’aidant sans chercher notre propre gain, on ne juge pas les personnes. Cela permet de nous éloigner un peu plus de nos propres opinions et biais, ce qui est un défi pour le facilitateur.

Enfin, les participants doivent vous accepter comme facilitateur pour que la magie du Design Thinking opère. Pourquoi accepteraient-ils d’échanger sur leurs problèmes, leurs idées, leurs réflexions et leurs vulnérabilités devant un facilitateur qui ne désire pas vraiment les aider? L’altruisme peut vous donner le pouvoir d’agir si vos collègues et utilisateurs acceptent que vous les aidiez.

 

Faites confiance au processus de design

Confiance

Le processus de design est extrêmement puissant. Une fois qu’on le comprend bien et qu’on est à l’aise à le manier, on peut avoir confiance qu’il portera ses fruits. On n’a plus besoin de se comporter en héros pour s’assurer à tout prix que des résultats soient visibles, ou pour mener un atelier ou des tests à bien. On est plus flexible. On peut se concentrer à faciliter le processus, à faire les bonnes choses pour que les idées émanent et soient réalisées.

Faire confiance au processus de design vous aidera à passer de héros à facilitateur. 

 

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Références

COVERT, A. (2014) How to Make Sense of Any Mess, Nicole Fenton, 174 p.

CRANDELL, C. (2016) «Customer Co-Creation Is the Secret Sauce to Success», Forbes

GOTHELF, J, SEIDEN, J. (2013) Lean UX – Applying Lean Principles to Improve User Experience, O’reilly, 130 p.

LAUBHEIMER, P. (2017) «Agile Is not Easy for UX: (How to) Deal with it», Nielsen Norman Group

MERCHANT, N. (2011) «Eight Dangers of Collaboration», Harvard Business Review

NIELSEN, J. (1993) «Iterative User Interface Design», Nielsen Norman Group

POEHLER, A. (2011) «Amy Poehler’s Awesome Harvard Speech», Jezebel 

SPOOL, J. (2017) «Design is a Team Sport», YouTube

STICKDORN, M., HORMESS, M., LAWRENCE, A., SCHNEIDER, J. (2018) This is Service Design Doing, 3e édition, O’reilly, 541 p.

WEILER, M., WEILER, A., MCKENZIE, D. (2016) «Co-design: A Powerful Force for Creativity and Collaboration», Medium

WIKIPEDIA (2018) «Yes, and…»

YIN, C. (2013) «Design as a Facilitator-Thinking of Designer’s role and skills as facilitator in the complex context», 2013 IEE Tsinghua International Design Management Symposium